mercredi 10 février 2010

Le bœuf sentimental

Photo : Claude Alexandre
Dans le champ, deux immenses cabestros, blancs avec de grandes taches noires, discutent en broutant. Ternero se fait réprimander par son frère Bermejo.

- Où vas-tu?
- Je vais m’amuser avec les copains.
- Non, Ternero, je t’ai déjà dit mille fois que cela n’était pas possible. Tu ne peux pas t’amuser avec les taureaux.
- Mais pourquoi ? On rigole bien ensemble.

Un voile de tristesse s’installe dans les yeux de Bermejo. Il sait que son frère a raison. Lui aussi a ressenti ce besoin fulgurant de jeux et de partage lorsqu’il était plus jeune, mais en tant qu’aîné de la famille, il doit lui expliquer.

- Mon frère, tu dois comprendre que nous sommes des animaux différents des taureaux de combat.
- Mais nous vivons sur les mêmes prairies. Nous nous ressemblons beaucoup physiquement, nous avons les mêmes superbes cornes.
- Oui, c’est vrai, mais il existe une différence très importante entre eux et nous. N’as-tu pas remarqué que tu participes à tous les jeux des taureaux, sauf un !
- Lequel?
- Tu cours avec eux, tu te baignes avec eux, tu dors avec eux, tu manges avec eux, mais tu ne te bats jamais avec eux.
- C’est vrai, je n’aime pas ce jeu.
- C’est normal. Nous ne sommes pas de la même race. Nous sommes des bœufs et eux sont des taureaux. Nous nous appelons cabestros. Eux ont un caractère agressif propre à la corrida. Nous, nous sommes pacifiques. Nous ne sommes pas faits pour nous bagarrer.
- Mais alors, à quoi servons-nous?
- Notre rôle est fondamental dans l’élevage. Depuis toujours, les hommes nous utilisent pour guider les taureaux, les conduire, les apaiser.
- Comment fait-on cela?
- Ne t’en fais pas, on va bientôt t’apprendre. Tu te rendras compte que c’est une tâche très valorisante. Sans nous, les hommes à cheval ne pourraient pas déplacer les taureaux.
- D’où vient ce travail?
- Lorsque les corridas ont commencé à exister, les taureaux étaient amenés à pied vers l’arène de la ville. Il fallait parfois parcourir des centaines de kilomètres en traversant pendant des mois des pays entiers. Nuit et jour, notre rôle était d’encadrer la manade et empêcher que les taureaux ne s’échappent.
- Même la nuit ?
- Oui. D’ailleurs, les grandes cloches en cuivre que nous portons encore aujourd’hui autour du cou, servent à indiquer aux vachers où nous nous trouvons en les écoutant résonner.
- Mais aujourd’hui, il y a des camions. Les taureaux ne voyagent plus à pied.
- C’est vrai, mais notre participation reste capitale. Il est très difficile de faire monter les taureaux sauvages dans ces camions qui les transportent.
- Ils n’aiment pas cela?
- Non, ils sont tellement habitués à la liberté qu’ils n’aiment pas être enfermés. Lorsqu’ils aperçoivent les cavaliers dans leurs champs, ils sont intrigués. Ils veulent fuir mais ne savent pas où aller. Alors, ils voient que nous, les bœufs, connaissons une issue, et ils se réfugient derrière nous. Ils ont confiance en nous.
- Mais nous les trompons, nous leurs mentons, c’est de l’abus de confiance!
- Ne t’emporte pas ! Ce n’est pas une trahison. C’est notre destin. Nous sommes nés pour cela. Pour cette raison, tu ne peux pas être leur copain. Il faut que tu assumes cette différence. Tu ne dois pas faire de sentiment.
- Mais c’est triste comme rôle.
- Je comprends ta réaction. J’ai eu beaucoup de mal, moi aussi, à l’accepter au début.
- Si nous ne servons qu’à cela, ce n’est pas grand chose non ? Les taureaux nous sont supérieurs. Ils sont plus féroces, plus fiers.
- C’est une façon de voir les choses. Nous avons pourtant un grand avantage sur eux. Nous sommes préparés et éduqués. Les hommes nous apprennent. Nous devenons domestiques. Nous connaissons tous les recoins et chemins de la ferme. Nous savons où mènent toutes les portes. Les voix des vachers nous orientent. Nous comprenons parfaitement leurs ordres. Nous sommes de véritables partenaires.
- Les vachers nous apprécient?
- Oui. Nous aidons à résoudre des situations très périlleuses. Il existe des bœufs très célèbres dont les qualités sont connues dans toute la région. On s’arrache même leurs services dans les meilleures fermes.
- Mais les taureaux sont plus forts que nous, ils nous dominent?
- Il faut voir la chose autrement. Nous sommes chacun les meilleurs dans nos différences. Nous représentons la sagesse, la quiétude. Les taureaux se tranquillisent à notre contact. Ils se sentent en confiance. Ils se battent moins entre eux. Ils deviennent plus paisibles. Ils nous respectent
- Que dois-je faire alors avec les taureaux?
- T’en éloigner, et surtout te taire. Tu n’as pas le droit de leur expliquer ton rôle dans l’élevage. C’est ton secret. Tu le garderas toute ta vie et le transmettras à ton tour à tes jeunes frères.

Bermejo a compris que son frère était bouleversé par cette révélation. Mais il sait qu’il s’y fera. C’est une coutume très ancienne à la campagne. L’homme décide que certains taureaux deviennent des bœufs pour l’aider dans ses tâches quotidiennes. Dans quelque temps, son frère Ternero aura compris et accepté. Il sera alors très fier de son merveilleux destin de bœuf.

Extrait de "Luminoso se mit à parler", textes de Fabrice Torrito, dessins de María et Isabel Torrito, éditions Lapuita/Sedicom, 2007.

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