mardi 27 juillet 2010

La triste fin de Mocito

C'était mon taureau préféré. Dans la camada* d'utreros on ne voyait que lui. En type, fin, harmonieux, équilibré, puissant, berceau de cornes parfait. Il en imposait. C'était un taureau de trapío*. J’étais fier de l'exhiber lorsque je recevais la visite d'aficionados. Je soupirais ... si toute la camada pouvait être comme ce nº 36!

C'était un taureau malin, très malin. A plusieurs reprises, il s'était débrouillé pour s'échapper et rejoindre le lot de vaches. Il connaissait tous les trucs pour sortir de son enclos. Difficile de comportement au campo, c'était un véritable casse-tête pour les vachers. Il faisait face aux chevaux, ne suivait jamais les cabestros*, trouvait toujours les querencias* parfaites, ... Pour ces frères, c’était un enfer, il était pénible, cherchait toujours à les ennuyer. C’était un dominant insupportable Je m’attendais chaque matin à le retrouver mort dans le champ, tué par ses frères, à bout. D’ailleurs, de temps en temps, il recevait des raclées qui le calmaient. Mocito, c'était son nom, était vraiment imprévisible. C’était l’opposé d’un brave. Cela aurait certainement donné un manso encastado* si on l'avait lidié.

Hier, des taurins sont venus embarquer une novillade à Mirandilla. Un veedor* ancien matador basque et un empresario* andalou de niveau modeste. Après être venu voir les taureaux au campo à plusieurs reprises, on s'était mis d'accord sur sept animaux et un tarif. C'était pour un spectacle de recortes* pour la féria d'une capitale du nord de l'Espagne. Jusque là tout est normal.

7h00, le camion arrive pour charger. Nous faisons un tour de routine dans l'enclos avec les acheteurs. Je ne suis pas tranquille. Je crains l’entourloupe. Commencent alors à fuser des commentaires inattendus.

- ils n'ont pas grossi depuis la dernière fois...
Je précise que la dernière fois, c'était...il y a deux jours!

- ils son trop petits pour ces arènes...
Il n'ont tout de même pas rapetissé en quarante-huit heures!

- on ne peut pas embarquer ça. Il nous faut d'autres taureaux.
Grosse colère retenue du mayoral.

Je ne leur avais pas montré, mais ils savaient, tout ce sait dans ce milieu (milieu?!), que dans un autre enclos, il y avait des novillos plus grands, plus forts, que je voulais réserver pour une corrida en 2011.

- allons les voir.

Evidemment, ils leur plaisent et veulent les embarquer. Ils sont surtout impressionnés par le nº 36, Mocito, qu’ils veulent à tout prix.

- mais cela n'a rien à voir avec ce dont on avait convenu. Je dois en référer aux propriétaires.

L’alternative est simple. On refuse, on est dans notre droit le plus absolu, ce sont eux qui ont rompu le contrat, on se fâche, le camion repart certainement vide et s’obscurcit alors l’avenir déjà très sombre de la vente de nos animaux. Ou alors, on résiste un peu, pour la forme, on les laisse nous saoûler d’arguments bidons, on baisse la tête … et on se fait avoir.

La situation de crise qui affecte les corridas, et surtout les novilladas en Espagne, fait estimer à plusieurs milliers le nombre de bêtes qui ne se vendront pas et resteront chez les éleveurs à manger du pienso* couteux. Les prix de vente s’éffondrent, les éleveurs bradent, suppliant les acheteurs de venir chez eux…

Après deux heures de discussions et tergiversations, on en arrive à ce que je craignais: on va embarquer seulement deux des taureaux prévus inicialement et on complètera avec cinq autres (dont Mocito bien sûr) du lot supérieur, au prix du lot inférieur! Ces gens-là ne sont pas des voyous, disons qu’ils profitent d’une situation critique.

On procède au tri et on embarque les animaux. Le dernier à monter dans le camion est bien entendu Mocito qui a confirmé sa mansedumbre* encastée. Vingt minutes pour l’embarquer, utilisant toutes les ruses possibles, tempérant mes vachers pour ne surtout pas employer la force avec lui. Il ira dans le camion lorsqu’il l’aura décidé lui-même.

Quelle tristesse et colère lorsque la porte de la caisse s’est refermée sur Mocito. Un si bel exemplaire, bradé, vendu par “arnaque”, que l’on va sauter, écarter, utilisant peut-être une chaise pour l’humilier un peu plus, …qui ne sera pas piqué et que l’on tuera d’un lâche coup de fusil dans l’obscurité d’un chiquero humide.

Ma réponse fuse pour répondre à l’invitation de l’empresario :

- non, je n’irai pas voir ça!




Camada: ensemble d’animaux d’une même année de naissance. Vient de cama, lit

Trapío: ensemble de caractéristiques morphologiques d’un taureau de combat

Cabestros: bœufs de travail servant de guides

Querencias: refuges, terrains où le taureau se sent en confiance. Terme valable dans l’arène et au campo

Manso encastado: contraire au brave. Taureau malin, qui se livre peu, qui défend chèrement sa peau

Veedor: intermédiaire qui choisit les taureaux chez l’éleveur pour un matador ou pour une arène. Vient de ver, voir

Empresario: directeur d’arène producteur de spectacles tauromachiques

Recortes: spectacle tauromachique où des recortadores réalisent des prouesses physiques sur les taureaux, sauts, écarts, …

Pienso: aliment composé donné aux taureaux

Mansedumbre: lâcheté, couardise

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